mercredi 28 août 2013

Eloge du pied

 d’Erri de Luca,

Nos pieds sont le moyen de nous déplacer, de communiquer, jouer, connaître, apprendre, mais souvent nous l’oublions. Pourquoi ? 
Parce qu’ils sont loin de la tête.
Parce qu’ils connaissent le sol, les épines, les serpents, le rugueux et le glissant.
Parce qu’ils sont tout l’équilibre.
Parce qu’ils sont la surface qui vous revient quand on est dans une foule et qu'on supporte le coude d’un autre dans une côte, un bras sous le nez, un cartable dans le ventre, mais qu'on ne permet à personne de vous les piétiner.
Parce qu’ils sont la frontière minimum et inviolable.
Parce qu’ils soutiennent tout le poids.
Parce qu’ils savent s’accrocher aux moindres prises et appuis.
Parce qu’ils savent courir sur les écueils et que pas même les chevaux savent le faire.
Parce qu’ils vous emmènent.
Parce qu’ils sont la partie la plus prisonnière d’une corps incarcéré. Et que celui qui en sort après de nombreuses années doit apprendre de nouveau à marcher en ligne droite.
Parce qu’ils savent sauter, et que ce n’est pas de leur faute s’il n’y a pas d’ailes plus haut dans le squelette.
Parce qu’ils savent se planter au milieu des rues comme des mules et faire une haie devant la grille d’une usine.
Parce qu’ils savent jouer au ballon et qu’ils savent nager.
Parce que pour quelque peuple pratique ils étaient unité de mesure.
Parce que ceux des femmes faisaient crépiter les vers de Pouchkine.
Parce que les ancêtres les aimaient et que comme premier geste d’hospitalité, ils lavaient ceux du voyageur.
Parce qu’ils savent prier en se balançant devant un mur ou repliés vers l’arrière par un prie-dieu.
Parce que jamais je ne comprendrai comment ils font pour courir en comptant sur un seul appui.
Parce qu’ils sont allègres et qu’ils savent danser un merveilleux tango, un croquant tip-tap, une tarentelle adulatrice.
Parce qu’ils ne savent pas accuser et qu’ils n’empoignent pas d’armes.
Parce qu’ils ont été crucifiés.
Parce que même quand on aimerait les balancer dans le postérieur de quelqu’un, on est saisi par le doute que l’objectif ne mérite pas l’appui.
Parce que, comme les chèvres, ils aiment le sel.
Parce qu’ils ne sont pas pressés de naître, mais qu’ensuite, quand arrive le moment de mourir, ils ruent au nom du corps contre la mort.

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